Hubert HADDAD (2011)

LES TRAVAUX ET LES JOURS DE THIERRY PERTUISOT


Depuis les fresques de Lascaux ou d’Altamira, peindre est un acte fondateur, comme de découvrir du bout des doigts un visage dans la nuit noire,  et tous les artifices mentaux, bien des millénaires plus tard, ne sauraient détourner le jeune enfant de manier les couleurs et de former des signes. "Griffonner, gratter, agir sur la toile, peindre enfin, me semblent des activités humaines aussi immédiates, spontanées et simples que peuvent l'être le chant, la danse ou le jeu d'un animal, qui court, piaffe ou s'ébroue", disait Hans Hartung.
Cette genèse investigatrice de l’art pictural porte en soi tout le mystère de la présence au monde, faite d'angoisse et de fascination, d’exaltation et de contemplation. La peinture, cette propension à couvrir une surface plane préalablement définie de traces signifiantes au gré d’une confrontation d’ordre passionnel qui s’achève d’ordinaire par l’offrande et le partage, doit aujourd’hui plus que jamais être reconsidérée dans ses fondements ontologiques : il n’y a pas plus de fin de l’art pictural au sens giottesque ou cézanien qu’il ne peut exister de fin de la musique après Varese, Ligeti ou Miles Davis. En revanche, nous ne cessons d’entrevoir une échéance de la critique d’art, ce genre littéraire si présomptueusement détaché de ses fins au point d’inventer sans vergogne l’objet arbitraire qui lui manque. Dans ce contexte ouvert à l’esprit de controverse, il importe d’allouer sans détour toute sa place au tableau, cette synthèse d’impressions et d’émotions qui par la grâce du peintre devient ouverture au monde, seule réalité, chance et vertige, arrêt du temps, mathématique des fantômes, complexité résolue, silence accompli, délivrance – pour paraphraser quelques maîtres de notre modernité. Thierry Pertuisot sait bien que l'exécution de l’œuvre est en soi une œuvre, comme le suggérait en augure contrarié Paul Valéry – et c’est ce que nous démontre concrètement la danse contemporaine –, cependant le plasticien accomplit volontairement l’occultation des épiphanies dispendieuses et des gestes utiles – tous ces préalables à l'achèvement dont Clouzot, filmant Picasso au travail, a si bien su restituer la grâce fugitive entre vitre et caméra. S’il y a de la prouesse et des arrangements, l’œuvre achevée seule en témoigne dans son silence que réverbère et amplifie le déploiement  à la fois sériel et contrasté d’une exposition à visée rétrospective.
Au château du Grand Jardin, dans l’exclusive réalité de la lumière, Thierry Pertuisot nous invite à visiter l’immatérialité tangible de l’art, comme le résumait Cézanne : « Avoir des sensations et lire la nature. » Depuis ses grands paysages élémentaires, telluriques, en perspective surplombante, frontale ou basculée, travaillant de plein fouet les chaos vertigineux de l’apparition, eaux vives, moraines et flammes, tout cela avec une pâte de lumière longtemps pensée et une maîtrise de la composition impétueuse lointainement héritée des Tintoret et Rubens, Pertuisot ne s’est jamais dépris du seul vrai modèle qu’est pour lui la nature, à savoir cet équilibre entre « le vide et le plein, le léger et le dense, le vivant et le souffle » (Zao Wou Ki), introduit par les secrètes variations de la couleur et de la texture. On se souvient des mots de Van Gogh à son frère Théo : « L’art, c’est l’homme ajouté à la nature. » Mais ces paysages flamand ou danubien, ces eaux torrentueuses ou gelées, ces chaumes aux reflets d’orage s’offrent abstraitement au regard, car il ne s’agit pas dans cette empoignade avec les éléments d’un quelconque mimétisme photographique. Pertuisot choisit la métamorphose ; avant que son paysage approche du visible, il lui a fallu traverser en Protée toutes les étapes de son impermanence. La peinture n’imite pas, elle rend visible disait à peu près Klee, elle crée sa propre réalité au détriment des modèles. Pertuisot, au demeurant, cultive volontiers cette durée patiente, artisanale, pour fabriquer de ses mains supports et mediums dans l’atelier perché sur un coteau champenois, au milieu des vignes, avant de s’affronter à l’austérité du sujet.
Après l’investigation chtonienne – feux et laves du matériau naturel en gésine de signification – les Ciels ouvrent à l’abstraction maniériste comme au dépouillement matissien, avec l’intrusion des coupes de tissu bleu marouflées, pur azur laissant la matière picturale s’épanouir en déchiquetures de nuage – on songe alors à Tiepolo, l’ornemaniste allègre du vertige, en même temps qu’à la technique abstraite, minimale, des bois découpés d’un Hans Arp (Cloud Flowers).
 On retrouvera de manière récurrente ces variations sur un thème que mobilisent les effets de matière à partir d’un medium travaillé à la cire, sur fonds monochromes (tissus bleu ou rouge) sans cesse approfondis par l’espèce d’inversion optique du collage. Ce balancement entre une abstraction figurante – quand l’artiste brassant et nouant les énergies en jeu sur la toile réinvente par force d’empathie la réalité – et une figuration qu’on pourrait dire abstractivante, lorsqu’à rebours il travaille à froid l’image objective, ou du moins référentielle et circonscrite, comme le portrait ou la nature morte (sachant que toute vision est en soi paysagère), pour en faire émerger le secret cézanien, compositionnel –, éclaire  à merveille le parcours et l’investigation de Thierry Pertuisot. La secrète magie qui rend ce balancement créateur réside avant tout dans l’espèce de besogne invétérée du peintre en quête d’équilibre ; il s’agit d’unir si intimement le fond tout subjectif, l’esprit du sens, avec les exigences de la forme, que l’œuvre finisse par échapper aux catégorisations. L’alibi du sujet, happé par la nécessité plastique, devient un jeu de mutations avec des phases de stabilité (comme dans tel portrait de groupe en perspective axonométrique) et d’autres périodes où tous les éléments constitutifs se défont, germinent et se mêlent à la manière baroque afin de produire un effet de texture, une surface saturée où les règnes minéraux et organiques s’équivalent sur un plan expressif. « On ne peint jamais ce qu’on voit ou ce qu’on croit voir : on peint à mille vibrations le coup reçu » disait en belle énigme Nicolas de Staël. Peut-être que tout art n’est justement que l’intime, profond ébranlement qui se répercute infiniment au-delà du choc initial, celui d’avoir subi l’effraction ontologique, le décollement de la représentation, ce coup reçu qui ne cesse de propager ses ondes.  Et c’est bien le seul sujet, multiple, toujours renaissant, que l’être dans ses apparitions tronquées, diffractées, jamais réunifiées en ce point de contact que seule la naissance ou la mort approche.  Avec les huiles sur grands et petits formats des sols et surfaces ou des provignages, c’est la même fascination des contextures et dispositions brutes, feuilles et débris végétaux, sarments, humus automnal, évoquant la pleine nature par le détail : tout le visible tient dans un agencement hasardeux de brindilles. Le peintre y discerne un ordre mystérieux, comme la structure réfractée d’un cristal. La question de l’échelle est arbitraire, liée au seul rapport des grandeurs, microcosme et macrocosme s’inversant en miroir en tous lieux du monde et du regard ; ainsi une paume de jachère sous les grands arbres contient l’univers ; il suffit de s’y pencher avec l'attention démiurgique du peintre, faite de poésie et de pure algèbre.  
Dans cette investigation des textures affranchie de tout jugement hiérarchique, Thierry Pertuisot s’engage à partir des paysages corpusculaires dans une hybridation singulière de la nature morte et du paysage en usant de celle-là pour figurer abstraitement des espaces contemplatifs. Les carcasses de boucherie, à rebours des Rembrandt et Soutine, perdent toute identité – cette présence suppliciée, sensuelle ou répulsive, qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher des saint Sébastien du Quattrocento ou du Christ excorié du retable d'Isenheim de Grünewald  – pour n’être plus que peinture expressive du neutre agencement des couleurs et des formes. Les intérieurs de cage thoracique bovine équivalent, du point de vue pictural et plastique, aux fleurs charnelles et aux oriflammes de sang d’autres séries.
Un peintre qui refuse de s’enfermer dans une trouvaille que le succès ou l’obstination verrouillent en signature, mais qui au contraire, avec toute sa technique et sa manière, investit sans répit le champ du visible, accepte le « Meurs et deviens » goethéen, seul enjeu de l’aventure esthétique. Cette quête du visage de ce qui est sans visage, Pertuisot la poursuit activement dans ses hybridations, fusions et métissages, où le monde organique devient l’argument ornemental de grandes compositions qui mêlent toutes les efflorescences, animales ou végétales. Les géographies variables (acrylique et tissu bleu marouflé) évoquent au premier regard un ciel auroral découpé sous les branches d’un pommier en fleurs ou encore ces fresques azuréennes et mouvantes, ouvertes sur les nuages, de Giovanni Tiepolo. A mieux voir, comme dans ses figures mixtes qui remplacent le vide céleste par une densité organique quasi tropicale, des quartiers de viande s’épanouissent en fruits éclatés parmi les corolles luxurieuses, lys ou orchidacées. Cette fascination baudelairienne, sur un versant diurne toutefois, pourrait se concéder mainte épigraphe : « Et le ciel regardait la carcasse superbe/ Comme une fleur s'épanouir. » Cependant l’énigme reste entière. « Sur une peinture comme sur toute œuvre, nous rappelle Soulages, vient se faire et se défaire le sens qu'on lui prête. » C’est que l’artiste poursuit une aventure intérieure que ses tableaux ponctuent comme des arrêts sur image du film qui le porte ou les pages déployées de quelque chronique vécue. Avec les still-life et les figures variables, cette essence picturale que Malevitch situe dans « la couleur et la texture », à l’encontre du sujet dommageable, n’a jamais été davantage célébrée. On comprend devant ces scénographies stroboscopiques éclatées que tout art soit avant tout abstraction, comme l’affirmaient diversement Gauguin ou Oscar Wilde. Paradoxalement, l’accumulation d’objets, poissons, fruits, oiseaux et fleurs, dans ces still-life (ou natures mortes), rappellerait presque Arcimboldo, s’il était possible de figurer le visage du sans visage. Le crâne ou la gueule d’ours ont une même valeur d’objet, au milieu d’arrangements sans charge mythique qui n’incitent à aucune interprétation d’ordre  symbolique. Nous sommes avec Pertuisot dans la pérennité de Cézanne, lequel rechercha toute sa vie avec ses compotiers et ses tables de fruits, et jusque dans ses pyramides adamantines de la Montagne Sainte-Victoire, la fusion idéale de l’espace et de l’objet par l’équation lumineuse de la fragmentation et de la totalité. Comme Cézanne, Pertuisot néglige en moderne le volume et la profondeur, exploitant cet espace-plan cher au cubisme analytique comme aux ornemanistes matissiens. Paysagiste dans l’âme, il n’abandonne pas pour autant les multiples séductions de la perspective isométrique en baroque occasionnel qui semble ne rien vouloir oublier des modes de représentation. Dans ses figures variables, par une sorte de retournement néo-expressionniste évoquant Kokoshka parfois (Die Windbraut), Ferdinand Hodler  (La nuit) et même Egon Schiele, la figure humaine apparaît en premier plan, contemporaine, familière, dans son espace vital restitué parfois selon une optique escherienne (avec le chien de la VIIIe figure variable), l’immatérialité de la troisième dimension induisant une altération des repères et donc de l’équilibre classique. Remplacer l’anecdote signifiante du motif par la figuration joyeuse de la famille et des proches – sans rien changer au fond de cette dialectique entre plasticité et picturalité s’emparant de l’espace divers de la toile pour dire la franche neutralité de la présence, son sacrifice de nature morte ou son détachement élémentaire – prend soudain une signification allégorique d’une portée insolite, laissée à l’avenir : ces parents et amis, disposés au travers d’un spectre non euclidien, et en somme naturalisés, appartiennent à l’éternité de la peinture. La violence en œuvre sur les toiles couchées, aux jours de l’exécution, l’espèce de désir forcené de révélation par le revoilement graphique, le souci de parachèvement presque religieux à l’aide de feuilles d’or, de métal argenté et d’étoffes marouflées bleue et rouge, deux des trois couleurs de la synthèse trichrome, font de l’entreprise picturale de Pertuisot un grand poème au sens grec, à la manière d’Hésiode qui, dans les Travaux et les Jours, oppose Diké à l’hybris, l’Ordre à la démesure, sans pouvoir jamais les départager.
On traverse d’un même regard ces paysages impétueux, ces calmes assomptions vers quel azur mallarméen, ces coupes de jouvence débordantes de sèves mêlées, ces projections qu’on croirait retombées d’un accident de voierie en pleine foire dominicale, ces vues plongeantes sur la mémoire ensoleillée de l’actuel – car il s’agit nous le disions du poïein (du « faire » et du « créer ») : un homme affronte la durée symboliquement et concrètement avec, à peu de chose près, les moyens de l’art pariétal. Comme Mandelstam  s’interrogeant : « Suis-je réel et est-ce que la mort réellement viendra ? », tout artiste questionne la présence labile en ses épiphanies par-delà nos représentations, dans l’espace puissant du mystère. Thierry Pertuisot cherche un sens dans la lumière inconséquente. Ses Travaux sont ses Jours que chaque toile atteste.

Hubert Haddad