Les traversées de l'appartenance, Piété Champenoise et enracinement esthétique, par Jean-Pierre VIDAL, 2020

Les traversées de l’appartenance
Piété champenoise et enracinement esthétique

Sans la formuler expressément, mais en faisant depuis longtemps une œuvre picturale qui l’exprime avec véhémence, Thierry Pertuisot pose la question fondamentale de notre siècle à la dérive : le rapport ambigu entre l’ici maintenant et tous les ailleurs, tous les autrefois; car c’est en ce nœud d’altérités que se déclinent l’identité, la spécificité, l’individualité. Et c’est à cela précisément que s’est attaquée la masse qui, loin d’être critique, porteuse de différenciation vitale, subjectivante en quelque sorte — comme c’est l’essence même de l’art — accomplit le mot d’ordre de la société de consommation : toujours plus d’objets, toujours plus d’aliénation dans ces objets. Contre la masse, l’œuvre, « toujours recommencée » comme la mer de Valéry, contre l’indifférenciation, la spécificité de l’art envisagée comme perception et exploration particulières de la matière, espace vital de l’être au monde.

Ainsi l’œuvre de Pertuisot, ô combien singulière, retrouve-t-elle naturellement, et jusque dans son évolution propre, les traits marquants d’une histoire et la consistance de son terroir, mieux, de son terreau.


Piété germinale

En plaçant la pietà champenoise anonyme au centre de son explosion de formes, de couleurs, de genres et d’espèces, Pertuisot assigne un lieu d’éclosion à ce Big Bang germinatoire qu'immobilise et répercute à la fois son œuvre tout entière et chacune des séries qui la composent. Car plus que des périodes, comme Picasso, le travail de Thierry Pertuisot a des saisons et des géographies. Il y a eu une saison québécoise, attestée ici par Percé : Rochers I et II et les Volières I et II qui en découlent, on devrait dire, qui s’en envolent; il y a depuis peu une saison extrême-orientale, dont témoignent les deux Dansez Dancers et peut-être leur explosion dans une quasi-abstraction : Entrez dans la danse, ainsi que d’autres farandoles de couleurs, visiblement de la même époque.

La pietà champenoise est ici placée en quelque sorte comme un point focal, visiblement mais aussi symboliquement : elle est à la fois un témoignage et un legs du passé, de sa présence pérenne que l’artiste, profondément enraciné dans cette terre et ses usages, répercute et modifie de prolongements multiples; de ce centre rayonnent des diffractions offrant comme un drapé d’images qui sont autant de développements, parfois inattendus, des thèmes généralement portés par la pietà. Si l’on se souvient, en effet, que dans l’histoire de l’art le drapé a eu traditionnellement pour fonction de révéler le corps sans l’exhiber, représentant l’exercice idéal offert aux débutants aussi bien que l’affinage incessant de la pratique des maîtres, on risquera qu’ici le drapé se déploie en lambeaux, en facettes, sur d’autres corps, en d’autres lieux d’image; il court ainsi, nécessairement, sur d’autres temps, le volume s’en trouvant en quelque sorte latéralisé, déplacé, disséminé en autant de plis qu’il y a de tableaux pour offrir la vision en forme de panoramique de ce que c’est que l’héritage culturel. Et, comme le drapé rendant visible le corps en sous-impression, pudique arrière-plan, modeste évocation, ce qu’il y a de culturel, de collectif, dans tout acte créatif individuel se donne ici à voir, mais tacitement, implicitement, bien que dans une monumentalité paradoxalement profane et quotidienne. Comme si la peinture, art du visible, se commentait et émergeait à la fois de ce rapport. Champenois, Thierry Pertuisot est profondément enraciné dans son terroir aussi bien que dans l’histoire ou l’actualité, y compris la plus immédiate et la plus universelle, mais telle la vigne, il y pousse, s’en élève, s’en déploie et germine. Ce provignage de peintre ne reproduit pas tel quel le pied d’origine : on chercherait en vain dans cette exposition une pietà contemporaine, sinon sous une forme décomposée et faite d’éléments disparates dont la réunion en lattes verticales hachure l’espace (Autre Pietà II), ou encore dans l’Autre Pietà (sans numéro) qui rime avec Entrez dans la danse par le rythme endiablé des couleurs et des formes amollies qui évoquent irrésistiblement La Persistance de la mémoire de Dali ou maintes œuvres de Tanguy.

La pietà canonique, dans sa version champenoise, est partout disséminée, transformée, inexorablement autre ou, pour mieux dire « altérisée » par autant de variations qu’il y a de rencontres. Une force centrifuge fait rayonner l’image pieuse dans tous les recoins profanes d’une vie. Comme si le sacré, plutôt que sa réduction religieuse habituelle, n’était que l’universalité de la vie, la totalité de l’univers telle qu’elle se vit en miniature dans l’être humain.


Portrait de l’artiste en provignage

Nous sommes faits de tous les êtres que nous avons croisés un peu durablement, mais sans doute aussi, de façon plus difficile à discerner, de parfaits inconnus à peine entr’aperçus. Nos regards sont en effet composés de coups d’œil, à la sauvette, à la dérobée, et de longues contemplations à n’en plus finir.

Pertuisot sait fort bien que s’il est artiste, c’est parce qu’il y a de l’art, parce qu’il y a l’Art : sa singularité individuelle, la spécificité de sa pratique naissent de ce pluriel, de ce collectif, de cette transcendance que dit la majuscule qu’il faut à toute force restaurer. L’Art est la transcendance du collectif, du commun aussi, dans tous les sens du mot. Toute œuvre individuelle en naît et s’y reverse.

C’est cette boucle, ce cercle vertueux que méconnaissent invariablement les allumés de la dichotomie entre l’Art et l’artiste, quand ce n’est pas entre l’art et la vie. Ou entre la société et l’individu. La position expressément adoptée par Thierry Pertuisot quant à l’Art, quant à la vie, à leurs croisements respectifs, fait apparaître dans leur stupidité nue certaines paroles d’évangile de l’histoire de l’art, comme celle, trop souvent citée, de Gombrich : « there really is no such a thing as Art, there are only artists ». Presque à la même époque, Margaret Thatcher proférait son ânerie personnelle : « there is no such a thing as society ». Comme si un individualisme forcené poussait jusqu’à l’absurde le déni de toute transcendance, de toute altérité même.

Autre célèbre formule aux ravages considérables, celle de Robert Filliou : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », malgré sa dialectique de l’art comme révélateur de ce qui le dépasse, la question fondamentale qu’elle pose méconnaît cette vérité première que l’Art, comme l’artiste, est dans la vie, il en fait partie; il n’est pas dans l’espace d’à-côté, tout simplement parce qu’il n’existe pas d’espace d’à-côté. L’Art est dans la vie, comme l’est la Science, comme l’est le rêve ou le projet, l’imaginaire et l’hypothèse, comme le sont toutes les valeurs sémantiques de ces modes et de ces temps de verbe que notre siècle claquemuré éradique : effacés, inutilisables, le conditionnel et le subjonctif, le futur antérieur et le passé simple, autant de façons, pourtant, d’affirmer la distance vis-à-vis de l’immédiat, du contingent, du ponctuel.

Thierry Pertuisot inscrit profondément sa vie personnelle et dans l’Art et dans la vie tout court, ou plutôt, au contraire, la vie incommensurable. L’histoire et le collectif aux limites incertaines, aux contours indécidables s’incarnent dans l’artiste et l’individu, mais tel qu’en lui-même enfin son environnement familial, amical, relationnel, le change. Et puisque rien n’est aussi singulier que sa pratique, il n’en finit pas de faire son autoportrait traversé par d’« autres, vite » comme dirait Duchamp. Portrait de l’artiste en multiples.


Portrait de l’artiste en multiplicande

La pietà est décidément au cœur de la multiplication des formes et des corps sur lesquels la couleur papillonne. Au sens profond de mère miraculeuse pleurant son fils trop humain et qui justement est mort de cette condition se superpose le sens conjoncturel qui fait du symbole maternel le signe de la nature endeuillée : le plus grand des scandales n’est-il pas, sous cet angle, l’inversion des lois de cette nature qui veulent que les parents meurent en premier. Si la vie a un sens, c’est bien celui-là, chronologique, que lui donne la mort. Mais avec le Christ, tout change, cette mort devient la condition de la vie, la vie surnaturelle, miraculeuse en permanence, autre, éternelle. Filtre absolu, Jésus change le temps humain en le réversibilisant : c’est le fils mort devenu principe de vie qui engendre en quelque sorte sa mère en lui donnant, mais sans la singulariser, la vie éternelle.

Pris dans ce tourbillon immobile qui va de l’Art à l’œuvre, de l’individu à son environnement humain, son ancrage territorial et même nomade, sans que l’on puisse dire lequel engendre l’autre, l’ensemble d’œuvres ici exposées se titre « Traversées » parce que, plus qu’un voyage et sa destination, c’est le processus même qui se met de l’avant, comme s’il était toujours en cours, comme s’il n’en finissait pas et n’en finirait jamais de se faire. Comme si elle tournait en boucle, seule expérience de l’éternité que l’être humain puisse jamais connaître, cette procession chamarrée célèbre le mouvement par l’exubérance vitale d’une série de visions immobilisées.

Et c’est une explosion qui n’en finit pas, celle de la vie, sous suffisamment de formes pour qu’on puisse la dire convoquée toute, celle de l’univers, fracturé indéfiniment, celle de la matière en transformation incessante. Et tout cela s’envole et flotte comme au ciel de quelque Sixtine d’éternité, quand ce n’est pas le regard qui s’en dégage et se voit survoler en plongée. Car le point à l’extérieur de sa surface d’où le tableau s’ordonne est travaillé lui-même comme une perspective implicite dont naîtrait, sorte d’anamorphose in progress, un volume de grouillements heureux ou tragiques. Ainsi semble parvenir à son terme le mouvement amorcé par La Lamentation sur le Christ mort de Mantegna, et continué par Le Christ de Saint-Jean de la Croix de Dali, encore : dans ce vertige de formes et de couleurs qui ébranle les choses et les meut, la perspective a basculé, elle a perdu son équilibre.

Dans cet univers en suspension où tout flotte ou décolle, s’envole ou chute, le mouvement écartèle la toile, la fait puzzle, rébus ou même cri d’indignation comme dans ce No man’s land qui se souvient du Radeau de la Méduse qu’il actualise en kaléidoscope. Comme si les ensembles composites d’Arcimboldo avaient perdu les contours qui font tenir ensemble des corps identifiables d’où se dégage, par juxtaposition, une autre figure; comme si les batailles d’Ucello se réduisaient à des couleurs qui claquent au vent tels des étendards, « Traversées » déplace les lignes, tremble les volumes, magnifie le mouvement en le pétrifiant. Les règnes s’échangent, l’humain se végétalise, la pierre coule, le poisson frétille gaiement dans les reflets de l’air.

Partout autour de la pietà, ça grouille et ça vibre, ça danse et ça tourne, à n’en plus finir : le drapé s’est envolé à tous les vents de la vie. L’exubérance baroque de ce souffle qui tout emporte exalte les formes jusqu’à leur explosion, leur projection sur d’autres surfaces, d’autres corps, d’autres couleurs. Toute limite n’est qu’un pli toujours prêt à se fondre en un nouveau drapé qui viendra recouvrir un autre volume, une autre matérialité, en autant de métastases d’un chaos maîtrisé. Le chimiste Ilia Prigogine y verrait sans doute à l’œuvre ses « structures dissipatives » qui naissent de l’échange d’énergie et de matière qui se produit entre un système ouvert et son environnement.

Pertuisot reprend ainsi le jeu de la ligne et de la couleur, de ce que voit l’œil et de ce que peint la main là où le Monet des Nymphéas l’avait laissé, dans la quasi-synchronicité du regard peintre. Mais il s’agit plutôt ici de défaire l’espace des corps, comme si le regard lui-même s’éclatait en prisme où il se recomposerait à mesure que la main avance sur la toile.

Un peintre à la vitalité heureuse et qui rend le regard joyeux.

Et si, à partir de ce chaos qu’il sait allumer en lui, Thierry Pertuisot était parvenu, comme le voulait Nietzsche,  à « enfanter une étoile qui danse »?

Jean-Pierre Vidal
Saguenay, 13 avril 2020