Hubert HADDAD (2013)


Préface
Hubert Haddad



À la pointe de l’actuel, dans la lumière de l’instant, un artiste contemporain rêve la brisée des origines à travers les millénaires : pas un signe qui n’échappe au tourbillon des symboles jusqu’aux abysses des temps humains.  On connaît Thierry Pertuisot pour sa quête à la fois picturale et paléographique des énergies élémentaires qui s’imposent à nos sens autant qu’à nos songes : tellurisme et météores, feux et glaces, violence plastique des grands paysages minéraux, affleurements optiques du règne végétal et des dispersions stellaires, excoriations de la surface vivante des choses,  tissages et détissages des apparences et de leur envers multiple, illimité, qui porte le devenir. On connaît également la disposition du peintre pour les grandes fresques épiques au sein desquelles l’abstraction suspendue se résout dans une figuration éclatée qui transpose un certain réalisme photographique dans un espace piranésien de perspectives tronquées où, extravagante, éclate une assomption de fresquiste baroque soucieux de contrastes et d'élan évoquant un Giambattista Tiepolo.
La rencontre du Champenois Pertuisot et d’une œuvre emblématique du Palais du Tau de Reims, ancienne résidence royale attenante à la cathédrale des sacres, témoigne de la coprésence des espaces esthétiques par-delà les techniques et les champs sémantiques : le geste créateur s’incarne dans le bond analogique et la transgression des codes, heureuse manière de dépoussiérer ces derniers des conventions de lecture.  Cette vaste tapisserie murale relatant l’histoire de Clovis, que la cathédrale reçut par donation en 1573 – et dont ne demeurent que la première et la dernière d’une suite narrative de six pièces d’impressionnantes dimensions –, met en scène maints épisodes véridiques ou légendaires de l’hagiographie du premier roi des Francs, prince barbare de la Belgique Seconde converti au christianisme et boutant hors du nouveau royaume en expansion les envahisseurs rivaux, Alamans, Burgondes, Wisigoths, ainsi que le sécessionniste Syagrius, dernier représentant d’un empire romain en déliquescence. Ces hauts faits accolés, superposés ou comme tressés les uns aux autres, coiffés d’une légende en français de facture gothique sur fond de ciel, agrègent le Couronnement du roi des Francs Saliens à la prise de Soissons en passant par diverses victoires mémorables, fondation d’église, parade somptuaire, sous les oriflammes, les bannières aux trois crapauds, les bouquets de lances, les donjons et les cités hautes. Tout se mêle et s’entrelace sur un même plan, lequel joue sans hyperbole d’une perspective subjective, comme dans ces décors à transformations simultanées des scènes médiévales où les diverses époques se juxtaposent. De tradition ornementale, les effets de tissage de la tapisserie murale ancienne (produite notablement à Bruges ou à Bruxelles)  supplantaient alors le motif à l’avantage de l’allégorie ornementale, offrant une composition complexe, toute d’entrelacs et de festons, de courbes et de diagonales.
Cet enchevêtrement abstrait, d’une puissance expressive déréalisante, un peintre de l’extrême contemporain comme Thierry Pertuisot en perçoit aussitôt toutes les discontinuités symboliques et plastiques : ainsi va-t-il tenter de restituer la part manquante entre la première et la dernière tenture, seules rescapées du temps dévastateur : celle de l’interprétation onirique et architectonique. Comment rassembler l’épars autrement que par de l’épars, sans déroger aux lignes de forces, aux figures emblématiques ? Face à ces tentures, Pertuisot s’est replongé dans l’épopée de Clovis transmise par Grégoire de Tours, le prélat gallo-romain auteur des Dix livres d’histoire où la Gaule mérovingienne ressurgit au détour de la Genèse. La mémoire travaille avec une célérité cinématographique, par rapprochements vertigineux et réductions aux seuls principes. L’œuvre qui en résulte est un raccourci idéal qui a davantage à voir avec la fable et les miracles qu’avec le tissage tragique des destinées. C’est cette hubris, cette démesure de la perte, que Pertuisot nous montre au beau milieu des sages batailles et des cérémonies. Les projectiles enfin atteignent leur cible, les édifices s’effondrent et se dispersent avec les statues et les effigies, les bribes d’histoire, les empreintes mnésiques, les armoiries perdues. S’y mêlent, en flottante discontinuité, des scènes de notre plus flagrante actualité, de ces distorsions de l’espace-temps dont l’art pré-renaissant du Moyen Âge tardif faisait un constant usage, une sorte de sur-représentation défenestrée où les symboles s’éploient dans une chute inversée. Entre ces lices du XVe siècle, rompant la lecture iconographique de gauche à droite, Pertuisot déconstruit l’histoire en la dramatisant comme une apocalypse en état d’apesanteur qui donnerait à voir, dans l’azur insondable, les colonnes du temple et les chefs seigneuriaux mêlés aux treillis et aux scaphandres des guerres présentes, avec en rappel décoratif, les étoffes marouflées d’un beau ciel ou d’une pourpre palatiale. Cette dimension scopique où le regard se met en scène à partir des cercles immédiats et lointains de la représentation, renvoie par ultime analogie au commentaire de Grégoire de Tours relatant l’expérience du passage de la vie à la mort de quelque moine qui, s’éveillant pendant l’office funèbre, s’écria :  « Lorsqu'il y a quatre jours vous m'avez vu inanimé dans la cellule qui tremblait, j'étais appréhendé par deux anges et transporté dans les hauteurs des cieux en sorte que je m'imaginais avoir sous les pieds non seulement ce monde du siècle hideux, mais encore le ciel, la lune, les nuages et les étoiles. Ensuite par une porte plus brillante que cette lumière je fus introduit dans une demeure dont le pavé était brillant comme l'or et l'argent, la lumière ineffable, l'ampleur indescriptible. Une multitude des deux sexes la couvrait en sorte qu'on ne pouvait absolument pas se rendre compte de la profondeur ni du front de cette foule (…) » Renvoyé malgré lui dans le siècle, le rescapé de l’absolu s’épouvante: "Malheur à moi qui ai osé révéler un tel mystère ! »  
Cette expérience prodigieuse, certes, a quelque accointance avec le désassujettissement de l’artiste qui bascule de l’autre côté du miroir des êtres et des choses. Entre deux tentures d’un autre regard, le temps est cette déchirure que seul l’espace revoile de son profond mystère.

Hubert Haddad