Jean-Pierre VIDAL (2013)

Le regard inquiété


« …les corps, dans la peinture, ne sont jamais matériellement isolés, ne sont jamais identifiables tout à fait, ou détaillables tout à fait, comme les corps réels dans l’espace, ou comme les mots écrits noir sur blanc dans un phrase. Cela, pour une raison toute bête, à savoir que c’est une même matière — la matière peinture — qui supporte la représentation d’une chose et celle de son contraire. »
Georges Didi-Huberman, Phasmes, Essais sur l’apparition



En régime numérique, l’image se fond dans le paysage. Tel Dieu, elle est à la fois partout et nulle part. Peut-être d’ailleurs est-ce à cette disparition/apparition incessante qu’il faut attribuer notre iconolâtrie galopante. Car, de Facebook à YouTube et d’avatars en jeux de rôle, chacun inonde en temps réel l’espace public ainsi privatisé d’images de soi et de ses proches. Or cette adoration est aussi une disparition : prise entre la peste de la recomposition infinie, pixel à pixel, et le choléra de la multiplicité insignifiante ou plutôt même dé-signifiante, l’image n’a plus lieu d’être.

L’aménagement critique et souvent paradoxal de ce lieu attaqué de toutes parts est devenu la tâche de la peinture et les questions qu’elle se pose et nous pose reviennent à l’essentiel : qu’est-ce que voir, qu’est-ce qui apparaît là et de quoi est-ce fait, comment à la fois poser et contredire le cadre ? Toutes questions qui tissent la solidarité indéfectible de « ce qui nous regarde », ce qui nous concerne et nous nomme, dans « ce que nous voyons », pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Didi-Huberman.

Dès ses débuts, l’œuvre de Thierry Pertuisot s’est attachée, entre autres questionnements, à ce qu’on pourrait appeler l’inquiétude du cadre et de la profondeur. Cette délimitation toujours problématique de la surprenante fenêtre, constitutive en quelque sorte de la peinture, que l’on retrouve en contours non explicités mais présents dès l’art pariétal, et où vient encore aujourd’hui se prendre le regard du spectateur comme les alouettes à leur célèbre miroir, a tout de suite inspiré à l’artiste une série de variations paradoxales sur la frontalité, l’axe du regard et la profondeur de champ. Il semble dès lors, mais après coup seulement, parfaitement naturel que l’évolution intime de son œuvre ait maintenant conduit Pertuisot à ce rapport qu’on le voit ici instituer, comme un carrefour dynamisé, avec deux magnifiques tapisseries anciennes dont, du même coup, il fait voir la folie baroque et la passion de l’enchevêtrement.

L’approche de Thierry Pertuisot, l’honnêteté de sa posture d’artiste, reposent sur une attitude face au visible qu’on pourrait dire « théorique » au sens étymologique grec du terme qui établit un rapport fondateur entre voir et être vu, en l’occurrence, ici, peindre et regarder. Un rapport qui n’est pas tant l’effet du clivage fondamental entre l’être et le non-être, ni même entre le peintre et ce qu’il peint ou celui qui regarde le tableau, que la mise en jeu d’une intermittence non pas du voir mais du regard. Autrement dit, l’inquiétude heureuse que son œuvre suscite chez le spectateur est le pendant exact, spéculaire même, de celle, ontologique tout autant qu’esthétique, qui le travaille quand il peint. Pertuisot se meut toujours dans l’énigme de l’apparaître, ce que Didi-Huberman, encore lui, appelle un « phasme », c’est-à-dire une forme dont les contours restent énigmatiquement incertains.


La perspective défaite et le détail provisoire

Ce qui apparaît toujours, semble surgir, frappe enfin dans l’espace visible d’un tableau de Pertuisot, c’est la survenue spectaculaire de formes dont l’identification est toujours provisoire malgré l’incontestable identité de ce qui est peint là : fleur, être humain, fût cannelé de colonne, arme, etc. Face au tableau le spectateur éprouve l’incertitude d’un dispositif optique qui joue souvent l’alternance, comme la double vision d’un test de Rorschach, avant même la projection d’une lecture qui lui donne un sens symbolique. De même que, dans ce cas-là, la vision se dédouble toujours alternativement entre la tache et son fond, entre l’original de la tache et son double produit par la pliure, de même ici l’impression s’impose que chaque détail du tableau prend tour à tour le devant de la scène et renvoie tout le reste en fond. Comme si s’installait un relief rythmique. Comme si la profondeur de fond était intermittente. Comme si la perspective dansait.

C’est sans doute de cet effet que l’œuvre de Pertuisot tire son extraordinaire puissance, son côté tellurique, son ancrage dionysiaque dans une célébration presque violente de la vie.

Perspective intermittente ou clignotante que celle qui faisait voir autrefois, dans telle ou telle série de tableaux faits par l’artiste dans les années deux mille, tantôt le ciel, tantôt la mer, dans cette même unique tache bleue qu’on ne peut jamais imaginer que vue de haut, en plongée, ou d’en bas, en contre-plongée, mais toujours sur un plan horizontal alors qu’elle est regardée, bien sûr, de face et à la verticale du tableau accroché au mur. Ainsi le spectateur debout face à l’œuvre se voit-il lui-même littéralement décoller de son assise pour fantasmatiquement surplomber l’espace du tableau ou au contraire le voir par en dessous. Comme s’il entrait littéralement dans un tableau d’Escher. Ou comme s’il était pris dans le même espace visuel que celui du Christ de Saint-Jean de la Croix de Salvador Dali où la vertigineuse plongée qui saisit le regard aboutit, accélérée en quelque sorte par la chute symbolique qui s’effectue, à partir de la tête du crucifié, à deux flaques de bleu, l’une figurant le ciel, l’autre la mer, dont Pertuisot, malgré le peu d’intérêt qu’il professe pour le peintre catalan, manifestement se souvient dans maint tableau. On pourrait évoquer aussi l’œuvre de Mantegna, non seulement la perspective écrasée de sa Lamentation sur le Christ mort, mais encore pratiquement toute son œuvre, en particulier le drapé architecturé de mainte figure et les festons divers dont tel ou tel tableau se trouve adorné.

Encore faut-il aussitôt préciser qu’il n’y a nulle ornementation dans les tableaux de Pertuisot. Même quand le peintre paraît évoquer irrésistiblement des fleurs de papier peint ou de tapisserie, un mouvement implicite semble toujours faire trembler la matière de la peinture dont parle Didi-Huberman, comme si la vibration de la couleur était devenue visible, changeant sous nos yeux de longueur d’onde pour passer d’une forme à une autre.

Il n’y a pas d’ornementation chez Pertuisot parce que chaque forme n’est que provisoirement en position de détail. Elle se donne toujours à voir comme expressément insérée, et de façon anguleuse, telles les lames de couleur d’un kaléidoscope, dans la forme qui la côtoie. Et ainsi se forme une véritable solution de continuité où la disposition de chacune, le rapport qu’elle entretient avec toutes les autres, cette identité toujours provisoirement conquise et toujours menacée, semblent les effets pervers d’une explosion immobile.


L’enchevêtrement et la distinction

Or, les rapports dialectiques que Pertuisot tissait à l’intérieur de ses propres toiles, les perspectives changeantes et les profondeurs de champ parfois contradictoires dont il formait leur bourgeonnante diversité, voici que sans les perdre ni les escamoter, il les relance ici en regard de deux tapisseries d’antan. Ce rapport intertextuel, on pourrait presque dire intertexturel, aux artisans d’autrefois devient du même coup rapport à l’histoire et à deux de ses moteurs principaux, la guerre, hélas, et l’élection ou le sacre. Sous un certain angle, il s’agit de la même chose : cette force qui fait sortir du rang quiconque est propulsé par elle, quiconque finit par émerger de la mêlée. Ira-t-on jusqu’à dire qu’il s’agit encore de perspective et que le rapport de Pertuisot lui-même aux auteurs anonymes de la tapisserie obéit au même processus d’élection ou de distinction que celui qui, dans l’œuvre elle-même, animait les pseudo-détails ?

Encore faut-il remarquer, sur ce point, que le maître tapissier qui a conçu et réalisé ces deux œuvres semble avoir joué le jeu d’un merveilleux fouillis, d’un kaléidoscope en forme d’anamorphose, d’un capharnaüm de couleurs et de mouvements, tout cela cependant contredit par l’impérieuse harmonie des couleurs et l’intrication monumentale des formes. L’indistinction qui dispose les foules en bataille ou en liesse, loin de se fonder sur des impératifs purement décoratifs taraude la vue d’une inquiétude semblable à celle que l’on ressent toujours par exemple devant Les nymphéas de Monet où le geste du peintre ne se distingue plus de ce qu’il peint, comme s’il signait le paysage auquel il s’incorpore par sa fonction même d’artiste, au point que plus encore que de simples nénuphars, plus encore que leur reflet tremblé et même plus que leur image dans l’œil de quiconque, c’est la peinture qui débat ici d’elle-même et se dispose devant nos yeux en moires insaisissables.

Quand Pertuisot s’introduit dans le diptyque tapissier, il l’agite en tous sens de ces divers questionnements qui ont toujours impulsé son œuvre, comme ils ont saisi Monet à la fin de sa vie, au moment où il faisait déboucher l’impressionnisme sur la modernité.

Il met ici en scène, du même coup, et comme un aboutissement de la force de la nature qu’harnachait en lui-même le paysagiste métaphysique qu’il a toujours été, une physique des rapports sociaux ainsi qu’une monumentalité du quotidien : la cohorte de ses parents et amis, tous traités en perspective plongeante, dialogue avec les armées et les foules de Clovis, roi des Francs et donc à plus d’un titre premier monarque de ce qui allait devenir notre pays. On ne saurait mieux dire que nous faisons encore l’histoire, anonymes comme les guerriers de Clovis mais le noyant lui aussi dans notre foule comme il l’était ici dans la leur, et que l’histoire est en nous, malgré l’amnésie programmée de nos temps oublieux.

Il n’y a pas, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de posthistoire. Le temps et l’espace agitent irrémédiablement les moires de notre être.

Dali introduisait du mou dans le monumental, Bacon faisait de certains visages et de certains corps des anamorphoses, Pertuisot, lui, met de l’organique dans la séparation inclusive qui unit dialectiquement l’homme au monde.

Par des basculements répétés de l’angle de vue, par le détachement, presque au sens militaire, du détail, par son attention obsessive et poétique à l’événement pur de l’apparaître, il nous redit à l’envi que l’être humain fait aussi partie du paysage, qu’il est littéralement son propre décor.

La forme est le nom de baptême de toute apparition. Elle peut être aussi le lieu même de la disparition par collusion, le sas d’où s’écoule ce qui deviendra une autre forme. En jouant la tradition par sa façon, ironique et sincère à la fois, de faire semblant d’être un peintre paysager, et maintenant, peut-être, de devenir un semblant de peintre d’histoire, Thierry Pertuisot continue de parier sur la majesté du disparate, l’hybride monumental, le domestique hiératique. Alors que le postmoderne jouait au contraire à fond la sécularisation, la privatisation comme épiphanies d’un kitsch satisfait, l’artiste ici renverse le courant, nous redonne tranquillement l’accès au sacré sans lequel l’art tout entier n’est qu’un divertissement comme un autre.

En mêlant le privé, par définition anonyme, au pavois des rois, au tumulte des sacres et des batailles, dans l’enchevêtrement des corps, de tous les corps qui composent le monde, en faisant rimer des fûts de colonnes cannelées avec le canon ajouré d’une arme contemporaine, comme si la droite verticale qui soutient jouait avec le cercle tendanciellement horizontal qui troue et comme si la vie qui s’étaie dansait avec la mort qui se donne, en confondant le drapé avec la convulsion, en forçant sans cesse le regard à basculer, à bouger, à se démettre et se déprendre, Thierry Pertuisot passe de la géographie à l’histoire, mais toujours interpelle.

Il nous somme, en fin de compte, d’oser répondre présent. En acceptant d’habiter notre regard jusque dans ses décrochements et l’empoignade enchantée que le monde à jamais lui propose. Comme un pacte et un accord sans cesse imparfaits.

Ce peintre est un accoucheur du visible. Il est le héraut de notre présence au monde.

C’est sa façon de se distinguer, de se détacher. Et en fin de compte de régner, souverain sujet, sans être ni guerrier ni roi.

Autrefois on appelait ça un poète.



Jean-Pierre Vidal