Hubert HADDAD (2010)
Les brasiers et les écumes
Dans ses Colored plates, par manière d’anticipation incontrôlable, Rimbaud aura donné la plus juste illumination à l’œuvre en cours de Thierry Pertuisot :
Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)
Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous.
– O monde ! –
Mais il faudrait lire et relire à haute voix Barbare dans son intégralité devant les Paysages corpusculaires, les Figures mixtes ou les Scènes de bataille.
En matiériste évocateur et souvent allusif pour qui les textures naturelles révèlent toujours au domaine anatomique, Pertuisot met la représentation à vif avec une sorte de lyrisme calculé : paysagiste dans l’âme, dans cette attention compulsive au secret cézannien de la composition qui définit la modernité plastique, son œuvre témoigne d’une fascination assidue pour les rapports de grandeurs, les inégalités fractales, les similitudes vertigineuses entre haut et bas, microcosme et macrocosme. « C’est par la construction du regard que se bâtit le paysage » déclare-t-il, face aux parésies ordinaires de l’imagerie. S’interroger sur ce que l’on voit, tel est l’événement pictural irréductible, ce qui s’appelle voir, les mains plongées dans le globe oculaire, l’œil comme ex-tasié dans les extrémités digitales.
Le paysage en soi, c’est l’univers à l’endroit miraculeux de la présence. C’est la coïncidence énigmatique du dedans et du dehors, une fracture de l’instant entre orchestration mémorielle et chaos de l’apparition, la manière d’être de l’espace à l’épreuve d’une durée singulière. Le paysage, c’est également le choix et la fortune du peintre, sa providence. En tel lieu actif de sa sensibilité, Thierry Pertuisot incarne la convergence de sites divers, lesquels constituent une culture ouverte, avec son archéologie et ses rêveuses épiphanies. Une fois entendu qu’il ne peint pas sur le motif, qu’il n’illustre rien a priori, mais travaille à la restitution du regard, on peut considérer ce plasticien de l’objectivité concrète comme un explorateur de l’intime avec une tendance à l’universalité : il lui faut tout visiter des champs de l’expérience, tout ramener à la surface du visible, le
corps et les sens tenant lieu de terrain nodal, de mesure vincesque à la construction/déconstruction des phénomènes comme ils surgissent, se pérennisent, déclinent et se transforment.
Entre réalisme abstrait, d’obédience cézanienne (le paysage dépouillé de toute psychologie, hors perspective, ne figure rien de narratif) et une espèce d’hybridisme baroque, l’œuvre en expansion de Pertuisot investit, disions-nous, une certaine concrétude phénoménale : l’être-là élémentaire, l’antériorité à la fois tellurique et charnelle des signes. L’art du cadrage décentré et les renversements abyssaux d’échelle, déclinés de la photographie, éclairent une pratique de la peinture envisagée comme un corps à corps – du réel en lui-même, de l’artiste avec le monde, des forces naturelles avec l’énergie créatrice.
Deux époques, distinctement articulées autour d’une transition symptomatique, se dessinent toutefois – si l’on s’arrête à l’entreprenante décennie que célèbre pour nous cette exposition : l’une que l’on pourrait presque dire naturaliste au sens fort, du côté de cette improbable tangence abstraite entre impressionnisme exacerbé et expressionnisme paroxystique : il s’agit des paysages flamands, des eaux vives et des brasiers, des marines, des sols et surfaces et enfin des provignages. La peinture ici se manifeste par ses moyens propres, dans la démiurgie gestuelle qui fusionne avec son sujet pour devenir sans détour ce qu’elle montre. Il y a là comme une parousie de l’acte de peindre (au sens grec de parousia, présence). L’autre époque passera par la transition des paysages dits corpusculaires : aux débris végétaux ou aux effets d’eau vive, succède une étrange interprétation plastique de l’animal écorché cher aux Rembrandt, Soutine ou Bacon. La viande en quartiers, avec charpente d’os, mêlée parfois à d’autres structures naturelles, devient chez Pertuisot paysage au même titre que ses terres de vigne champenoises. La confusion volontaire de perception, la levée de cette interprétation spontanée qui nous aliène aux habitudes de regard, nous projettent désormais vers un monde hybride chargé d’évocations. Les scènes de bataille jouant du mouvement désordonné de draperies vivement colorées, étendards et oriflammes au-dessus de quelque bourrasque guerrière, et certaines figures mixtes, explosions florales mutantes, carnivores, remettent cette fois en question l’ordre naturel, cézanien, de la composition, dans une perspective dialectique questionnant l’histoire de la peinture comme champ d’interprétation du visible, espace de mutations sensibles, laboratoire esthétique de la contradiction. Dans cette investigation processionnaire, les figures variables, à la fois monumentales et intimistes, marquent la synthèse innovante de toutes les recherches du peintre depuis les ciels d’étoffe découpée connotant Tiepolo ou les panoramas arcimboldesques des figures mixtes. L’introduction de la figure humaine en pied, hyperréaliste, mais sans assise narrative – icones de la mémoire en apesanteur – relevant chacune d’un espace propre, au sein de compositions
chamaniques sur fond à dominante rouge et bleu, tissus découpés et efflorescences, bouleverse le rapport à la représentation et donc au visible, par l’effraction impromptue d’une subjectivité incarnée : car il s’agit soudain d’un portrait de famille, à savoir d’une méditation sur la disparition, maniériste dans sa forme. L’allégresse des couleurs et des arabesques sauraient-elles nous tromper après les batailles ? Peintre de la plénitude impersonnelle, Pertuisot introduit le vide avec la figure humaine, le vertige du sacré aux abords d’une temporalité brusquement assumée « par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. »
Hubert Haddad