Le vivant exilé par Jean-Pierre POINAS, octobre 2020

Pertuisot, le vivant exilé
    
    Il y a des feuilles, des fleurs, des tiges entrelacées, des branches contournées, des corps, des visages, des crânes, des têtes de chiens, des poissons, des artefacts parfois – pas n’importe lesquels - des bleus en aplats, azurs où l’on perd le nord dans un espace qui est à la fois le nôtre et tout autre. Les formats sont vastes, parfois quatre toiles tendues bord à bord par des œillets, du sol au plafond. Il ne faut pas moins du musée Saint-Remi pour accueillir cette ampleur, et là où le Louvre nous accueille avec la Victoire de Samothrace, ici c’est un immense radeau qui en rappelle un autre, mais plus disloqué par la solitude des femmes et des hommes sur l’arrête de la mort que par la tempête qui pourtant acère les vagues, magnifiquement. Contrepoint de ce naufrage des migrants, le Marat assassiné de David, singulièrement discret sous l’œuvre géante de Pertuisot, qu’on a bien voulu laisser là, évidemment pourrait-on dire, puisqu’il interpelle depuis si longtemps notre conscience citoyenne, lui aussi. Qu’on ne se trompe pas cependant, nous n’allons pas vers un discours politique : de la peinture avant toute chose, c’est dit depuis l’enfance, quand le fils et petit-fils de viticulteurs d’Epernay revient du Louvre déboussolé par la cruche cassée de Greuze et la raie de Chardin. Un territoire d’expression vient de s’ouvrir, de la blessure intime à la plaie ouverte, il ne se refermera plus, mais le peintre l’enchantera d’une louange sans cesse recommencée du vivant. De retour du voyage, le gamin n’en fera qu’à sa tête. On ne se méfie pas assez des voyages scolaires.

   Avant de parvenir à cette œuvre magistrale, on a passé comme un pèlerin devant La Chute : au pied de la double volée de marches de l’escalier d’honneur, un homme tombe, la tête en bas. Il n’en finit pas de descendre dans la nuit immémoriale d’un inaccessible inconscient. Ce n’est pas la flottaison blême et ravie de Rimbaud, un noyé pensif parfois descend, c’est la masse impensable d’un trou noir, celle d’un corps voyageant dans un espace courbe à la vitesse de la lumière - et chez Pertuisot la lumière va très vite. On peut rester une heure à interroger la nuit de ce corps-cerveau qui se termine en sirène sans nageoire. Les initiés se souviendront qu’on a décroché pour la Chute un portrait de Louis XV en costume de sacre. Pour la suite, c’est notre propre trône qui sera décroché.

D’autres visages apparaîtront dans cette planète, après le radeau, dans cet espace muséographique tout simplement parfait, où l’on peut se dérouter d’une trajectoire en se glissant dans les ouvertures des demi-cloisons. Ils surgissent souvent, ces visages, à l’extrémité de corps condensés par la perspective d’une plongée ou contre-plongée, dans un environnement qu’ils n’habitent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, comme un intérieur bourgeois : incongru, fractalisé, centrifugé. Rien de moins abstrait cependant que ces visages, pas même habités par une insondable intériorité, au contraire souvent évidents, proches de nous comme ils le sont du peintre, qui accueille volontiers les siens dans son étrange univers. Coloré, cet univers, pour le plaisir des yeux, comme en témoigne si spontanément un agent municipal occupé à ranger les chaises au pied du « sacre de Clovis », autre œuvre géante, exposée à l’hôtel de Ville, où le roi baptisé apparaît en diagonale tête en bas sous un masque aurifié, dans cette féérie explosive où des sections de colonnes cannelées sont projetées dans toutes les dimensions. Sacre ou massacre ? On aperçoit, en bas à gauche de la toile immense, des compagnies de sécurité protégées par des camisoles blafardes et des boucliers nacreux. Demandez à l’auteur, il vous dira sans doute qu’il avait besoin de couleurs claires à cet endroit, et rien de plus naturel qu’il les ait trouvées dans la rue du siècle.
   Chaque toile convoque sa propre palette, qu’approvisionne peut-être celle des vignes de Champagne : la lumière les caresse dans tout leur long jusqu’aux fenêtres de l’atelier dominant le vallon d’Epernay. Où bien des vitraux de la cathédrale de Reims où l’on n’a cessé de sacrer jusqu’à Charles X, où Chagall a puisé des bleus, où Imi Knoebel, peintre allemand, a fait flamber six fois les rouges, les jaunes et les bleus.
   Il faut bien que le peintre ait un sol, lui qui produit depuis tant d’années un univers où l’on chercherait en vain une ligne d’horizon, une courbe de colline, si l’on tenait à rattacher ses végétaux à un paysage. Car le vivant semble à tout jamais sans racines, il flotte dans un azur dont le centre est partout et la limite abolie. C’est pourtant dans son terroir que le peintre fait moisson de couleurs, voire qu’il prélève ses bois contournés dans la torsion naturelle des « faux de Verzy », hêtres endémiques aux branches imprévisibles, initiatrices de la liberté du pinceau. Les motifs sont presque tous prélevés sur la nature pour s’épanouir dans l’amnésie des racines. Tout est organique ou presque mais d’une source de vie hors sol, d’une vitalité sui generis. Faut-il croire que ces êtres s’épanchent dans un espace dont notre planète se serait esquivée, leur vie à tout jamais exilée de celle dont la perte est accomplie ? S’en sont-ils exilés eux-mêmes pour déployer leur existence dans un monde organique que la pesanteur n’organise pas ? Serait-ce le haut et le bas qu’il s’agirait d’oublier, dès lors qu’on a décroché le roi, son trône et dieu qui fonde sa puissance ? Il a quelque chose dans la peinture de Pertuisot qui rappelle le sacrilège de la Renaissance, quand elle abolit les fonds d’or byzantins et la verticalité comme dimension unique de la représentation, égrenant de haut en bas dieu, les anges, les saints, les hommes. La perspective, c’est le sol, le chemin, le bâti, le paysage, le proche et le lointain dans la dimension horizontale. Pertuisot abolit les deux, la verticale et l’horizontale, nous voici dans un espace infini et sans loi, sans point de vue, qu’il fût divin ou humain.
   Il y a une dimension infinie de solitude à cet égard, mais une solitude intergalactique dont la tendresse adorable serait l’ineffable rescapée. Corps cosmonautiques livrés au seul destin d’un big bang personnel qui est leur seule raison d’être. Point de nuit cosmique dans ce désert spatial, chaque être irradiant ses longueurs d’onde sur les bleus impeccables d’un ciel sans profondeur, dense et définitif - mais le cadre ne découpe qu’un coupon de cet espace courbe et sans limite. Les corps, humains et animaux, y surgissent dans une invraisemblable insustentation. Non dans l’inaccessible songe des noyés de Rimbaud, mais dans l’instantané d’un moment banal, saisis dans une particularité humaine qui serait seule à attester de leur provenance terrienne et prosaïque. Ainsi cette femme dont la tête en gros plan émerge d’une poussée d’Archimède issue des confins, figure de proue d’un corps étréci par la contre-plongée, voire les voies étroites de son avènement : nourrisson mature qu’habite le souci dérisoire de cet autre monde qui est le nôtre. Mais ce n’est peut-être qu’une ruse de son esprit pour dénier l’impensable de son exil.
   C’est Copernic déboussolé, un songe trop humain où le peintre aurait inscrit son amitié. Alors on pense à nouveau à l’homme, l’homme de la Chute qui nous a réservé le plus déstabilisant des accueils à l’ouverture des degrés. Il semble aller à la rencontre asymptotique, zénonnienne d’un astre monstrueux qui l’invite à des années-lumière. Alors prendra fin en un millième de seconde une stupeur éternelle.  
   Il y a peut-être dans cette peinture comme comme une révolution copernicienne écologique : alors qu’on nous demande de préserver la planète comme si elle tournait autour de nous, cette peinture nous donne l’image hallucinée d’une nature qui aurait échappé à l’attraction planétaire. Voici le végétal et l’animal, le minéral même, voire quelques artefacts improbables révélés dans la disparition du sol, ce lien de notre verticalité par quoi se fonde le haut et le bas. Tout y est, la beauté, la couleur, la chair pulpeuse et pigmentée de la vie, mais spoliée des racines et de l’assise. À voir ces êtres en suspension, comment ne pas songer au peuple des coupoles et plafonds de la contre-Réforme ? Dans les églises baroques, le ciel s’impose à nos yeux comme l’évidente altérité de ce bas-monde. Nous aspirons à l’ascension, tandis que les pierres des basiliques, couchées sur les dépouilles des saints, exercent sur nos pieds l’insupportable pression de notre condition terrestre, celle de la pesanteur implorant la grâce. Dans la Chiesa de Gesu de Rome, l’église de Saint Ignace de Loyola, les nuages du plafond n’en finissent pas de déborder les volutes. Est-ce pour secourir les cervicales des touristes qu’un esprit malin a posé sur les dalles un miroir incliné à 45 degrés ? Dès lors la transcendance se contemple confortablement, de haut en bas, comme le personnage d’Orson Wells dans le troisième homme, qui regarde du haut d’une tour les humains qu’il empoisonne ?
Le ciel de Pertuisot ne se contemple ni d’en bas ni d’en haut : nous y sommes, ivres de notre ravissement, dans une apesanteur fœtale sans matrice, sans protection, orphelins à tout jamais d’une terre-mère où gambader. L’espace n’a plus de centre ni de repère, nous voici dans l’immanence du ciel, dans l’éblouissante déréliction d’un exil céleste parfaitement athée, délicieux enfer d’un infini sans transcendance. C’est le ciel enfin qui nous est donné, mais il est sans dieu, et il n’y a rien à voir qui nous rendrait la mémoire de notre origine et la certitude qu’on lui devait. Peinture baroque céleste et naufragée.
   Imaginons qu’à force de prier on aille au ciel. On est tellement heureux d’y être convié qu’on laisse presque tout derrière nous, Noé imprévoyant n’ayant emporté dans ce déluge d’azur que des échantillons de branches et de fleurs, et puis, dieu sait pourquoi, cet appareil photo et cette longue vue avec lesquels il avait l’habitude de s’approprier des parcelles de sa planète. Tout cela est sens dessus-dessous dans le nouveau monde. Il est déboussolé, quoi de plus compréhensible, mais qu’importe, rien ne peut lui arriver, il est dans le ciel de Dieu dont il ne chutera plus jamais, rien ne manque ni pour la faim ni pour la soif. Les jours passent et l’Hôte n’apparaît pas. Serait-ce parce qu’il n’existe pas ? Alors la nostalgie de la pesanteur vient le hanter, et ce sera pour les siècles des siècles.
    On se penche sur la palette de Pertuisot pour tenter de percer le secret de cet univers ultra-galactique et tendrement terrien. Sur ce rectangle de bois, posé sur une table, dans l’immense atelier caressé par les vignes de Champagne, baigné dans la gloire des puits de lumière et des hautes fenêtres, on croit survoler une planète paradoxalement azoïque, hérissée de cratères sulfureux, de crêtes cramoisies, creusée par le pinceau de houles bleues et noires, figées semble-t-il par la nuit des temps, celle qui ponctue le travail quotidien de ce démiurge acharné, obstiné dans l’effort de sauver le vivant, ses chatoiements, ses vibrations, ses harmoniques, au-delà de leurs conditions ordinaires d’existence, jusqu’au mystère de l’espace pur, infini et immanent à lui-même, et qui semble avoir besoin pour exister à nos yeux de la réminiscence du monde perdu. Ce n’est pas, Ô grand jamais, de la peinture abstraite, ce n’est pas du naturalisme bien sûr, c’est plutôt la peinture d’une nature abstraite, abstraite de l’univers qui fut sa patrie. Nature expatriée dans un espace pur et transcendantal en expansion, explosif, fractal, - quantique si vous préférez.
   C’est peut-être là qu’est le paradoxe générateur de cette peinture : entre la patrie et l’exil, entre l’épanouissement du vivant et l’impensable de la déflagration, entre la vie et la mort, comme le signale ces crânes anamorphosés, dont les os délités s’effilent en bistouris.
  Cette peinture produit le temps, plus éminemment peut-être que d’autres, parce qu’elle présentifie l’incompossible, dans la version ultramoderne d’un vertige cosmique.
C’est résolument beau et cela le sera jusqu’au bout, jusqu’au dernier éclat, s’il advient que cette énergie ait une limite. Voilà au fond qui rassure.
   Les éclats, les morcellement, les effritements, les délitements, on les trouve particulièrement dans les peintures minérales des falaises de Gaspésie, au nord du Québec, où l’essence de la roche nous est livrée dans le spectacle de la mort du relief à l’œuvre sous le travail des grands froids, des grands vents, des grandes vagues. Le peintre nous donne à voir à la fois la carte et le territoire, reprenant dans le haut du tableau le dessin des ilots, fantasme minéral et animalier de monstres découpés par les accidents de la côte. Autre manière « d’abstraire », cette géniale reprise des drapés de la piéta du XVe, qui se trouve au musée Saint-Remi au même titre que le Marat de David. Ne la voilez surtout pas, a enjoint le peintre, contrariant les habitudes du conservateur dans les expositions temporaires. Pertuisot la conserve et propose en regard une abstraction au fusain, qui retient les seuls drapés comme une glorieuse métonymie des personnages. On a perdu Dieu, on a perdu la planète, Pertuisot a sauvé notre âme.

Jean-Pierre Poinas
4 octobre 2020