Bernard WEBER (1994)

Entre les lignes                                      Bernard WEBER (mars 1994)

1.

D’instinct, lorsqu’il eut pénétré dans l’atelier – ils étaient venus en bande et passaient pour dire bonjour et faire plus ample connaissance, ils parlaient en fumant des cigarettes – il sentit l’affinité du lien avec les resserres, ces réduits où l’on met à l’abri des ustensiles qui resserviront, des choses négligeables mais qu’il faut garder car on ne sais jamais, des restes de matière ou d’objets soustraits à l’inévitable dilution.
En même temps, l’atelier qu’il associait, dans la résonance encore sensible du parcours accompli à travers la campagne âpre et douce, sur les chemins blancs, à une cabane de jardin avec tout son attirail de culture minutieuse, se révélait obstinément sous les apparences d’un sanctuaire : case, niche, grotte, antre, tous endroits retirés, recélant de ces objets qu’on dispose pour le regard des suppliants, et qui revêtus de concrétions et d’amalgames, ne sont pas moins que des objets de capture. Piéges à dieux – Agalma-

2.

Longtemps après, il revint seul.
Il avait traversé, en allant vers le Nord, une forêt longue, encore hivernale.
Le ciel jusqu’alors hachuré de hanches nues ; le vide pur et bleu, comme emprisonné par un filet de rétiaire; et cette vacuité sonore, parfois violemment secouée par un vol de corneille, s’étaient affranchis soudain au débauché d’une sorte de vol.
Il n’y avait plus qu’à dévaler sous la vague et le déferlement sans limite de l’air vers le village, en bas, ses fumées, ses aboiements de chiens derrière les enclos.
Il cogna au carreau de la porte. On lui ouvrit.
Cette fois, il pénétra dans la touffeur d’une serre qui aurait continu entre ses parois jalouses, une parcelle de terre primitive, un échantillon d’Amazonie.
D’une table où gisait un humus remué et convulsif de pigments broyés, d’huiles et d’essence, émanaient des effluves sourdes, des exhalaisons. L’encombrement des châssis et des chevalets, leur enchevêtrement, de fouillis des chiffons, des bidons, des flacons, il les sentait concourir à l’efflorescence des pinceaux. Dans l’air épais, palpable, chargé d’odeurs et de matières subtiles, les grandes toiles retournées faisaient un vis-à-vis aveugle, exhibaient une taie monumentale et grise.
En face, vieille barque oubliée sous les feuillages, le fauteuil était là, fatigué, profond, prêt à la dérive lente entre les berges indistinctes et pourrissantes.

3.
Ailleurs. Un autre jour.
Ce jour là, il ne restait que des bouvreux sous les feuilles de vignes. Les vendanges venaient d’être faites et les abords de la maison étaient obstrués par des empilements de raisins et de paniers mannequin.
Cette maison, suspendue à flanc de vignoble entre la ville et la forêt, plantée au bout d’un chemin sinueux, était à la fois refuge et vigie.
Y était serré le strict nécessaire à la veille et au sommeil, et, côtoyant des livres et quelques legs amicaux, les feuillets d’une sorte de livre vigile.
Après qu’il eut compulsé de nombreux carnets de dessins, regardé de très épaisses liasses de croquis, et lu, par bribes et lambeaux, des notes tracées à la plume à même le vif des esquisses, il se tut et se tourna vers la vitre où son hôte silencieux avait posé le front.
On voyait le moutonnement du vignoble descendre vers la ville où, déjà, s’allumaient des lampes.
Il apprit alors du jeune peintre que l’atelier, là bas derrière la forêt, n’était qu’un hébergement provisoire. On appentis, sa retraite dans l’abri du village au nom vaguement connivent avec l’antique empreinte des Romains, étaient disait-il en instance de déménagement.

4.
Plus tard, il s’avisa de revoir ce lieu avant qu’il ne fût déserté.
Ce fut une lente déambulation par d’autres villages. Entre les talus, sur les champs ras, par les rues grises et le long des hauts murs à crépis blessé, des grands porches fermés et des volets mi-clos.
Une fois encore, la dernière, il alla s’enfoncer dans le fauteuil, entre ses bras de bois corbes et las, face au feuilletage des châssis posés contre la cloison.
Chaque fois qu’une toile était devant lui tournée et présentait sa face peinte, l’espace en était saturé… L’étroitesse de lieu prêtait à la surface montrée toute l’ampleur du débordement.
Air, eau, feu, terre, hylé, matière primordiale. Il s’absorbait et ne décidait rien.
Quelque chose naissait depuis toujours. Souvent des fenêtres, des cadres échancraient la chair peinte et marouflée, ne faisant qu’en accentuer l’excès organique.
Déliés, dénoués, arraché et posé épars pour, à nouveau, s’enfouir et se dissoudre, les traits d’un visage désuni, annonçaient à son regard le visible. Il attendait. Il accueillait les indices dans leurs dispositions labiles, sous la lumière changeante, au gré des couleurs variables et du passage des nuages fuyards.
Il se tenait dans l’égarement, attentif, scrutateur, silencieux.

5.
Après.
« Que reste –t-il après l’endurante, longue, lente marche ?
Que subsiste –t-il de la clarté du talus ?
De la neige des silènes,
ces herbacées du tout venant,
flocons suspendus sur les chemins, le soir ?
Silènes, au nom de satyres antiques,
ainsi baptisés en souvenir des statuettes hirsutes,
à la semblance des faunes,
et qu’on ouvrait pour découvrir, à l’intérieur,
les figures des dieux.
Quelles traces de l’au-delà du talus ?
Des confins du pré montant ?
De le lisière longée ?
De la boue, de la pierre, et des racines entre les pas ?
Que reste-t-il du bourdonnement de frelons et d’Erynnies en cheveux,
sous le pylône ;
du tricot noir de la clôture barbelée ? »
6.
Il y eut un long temps sans nouvelle.
Parfois, il lui arrivait de songe à l’obstination du jeune peintre ; à sa douceur opiniâtre ;
à sa persévérances d’arpenteur.
Ce fut une saison marquée par de mornes calamités.
Toutes limites se brouillaient. Les terres confuses diluaient leurs boues dans le charroi des eaux sans retenue.
Un lent désarroi se répandait et le monde avait des gestes de noyé.
Bientôt les jours gagnèrent en clarté et l’on put reconnaître, à la mesure du reflux et de l’effacement des limons, les contours familiers du paysage.
Il eut alors connaissance du nouvel abri qu’avait su trouver le peintre pour rassembler son ouvrage.

7.
Ce jeune homme qui ouvre la porte.
Tu entres dans une ancienne école. Et, dans la classe désaffectée et convertie en atelier, dans le grand jour froid qui se déverse des hautes fenêtres, il t’accueille et sourit.
Il remue des toiles et déplace de longues bannières de papier répandues à terre.
Tu es là, dans l’unique fauteuil, au milieu de la salle, vidé – comme on dit de la fatigue :
je suis vidé avec joie. Il parle une langue lointaine comme les rumeurs du ciel agite.
Tu regardes.

8.
Après.
Souvent, il s’était arrêté ainsi. Au milieu du chemin. Contre un mur ensoleillé.
En face du vide bleu. Attablé dans un café de village qui sent l’anis et le tabac.
Maintenant c’est la même chose : voir, simplement voir. Attendre l’épisodique venue du visible. Se faire attentif, non au choses, mais à l’instant éternel où elles apparaissent et disparaissent.
Maintenant, dans le silence retiré sous les verrières remuées de ciel, devant le papier peint comme un visage ou des lèvres ; sous les sédiments ; derrière les tresses végétales et l’ombilic du pampre et des fougères ; dans le passage d’ailes froissant l’air ; voici l’imminence des figures à bouche d’or bâillonnées de terre.
Oracle de glaise.
9.
Enfin.
Vous vous quittez sur le seuil.
Tu t’en vas sous une pluie jeune de printemps
Les choses, sur ton chemin, naissent et concourent et à leur défaite.
Tu marches et tu leur rends justice.
Bientôt la nuit d’encre confondra tes pas, au bord des mots.
Lui, sous la lampe, retranché, adossé à la nuit, reprendra ses sillons, ses sentires ; le chemin oblique de sa persévérance. Il y a toujours quelque part une ource et des paumes pour y accueillir sa fraîcheur.
Anaximandre : « Ce d’où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi qu’à lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent justice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon l’assignation du temps… »