Back to Bacchanales, par Hélène CARRON-DESROSIERS, avril 2021

BACK TO BACCHANALES,  Hélène CARRON-DESROSIERS  (avril 2021)   
 
Fragmenter et Refaçonner le monde

Thierry Pertuisot a participé à plus d’une soixantaine d’expositions individuelles et collectives en France, Belgique, Allemagne, Canada, Chine. Sa technique use de la photographie, de la pixellisation, du quadrillage extrapolé, du changement d’échelles, du collage d’éléments numériques et de tissu, de la mise en abîme, à la recherche d’une dématérialisation du réel par fragmentation et éclatement.

Thèmes récurrents

La question du temps est très présente chez lui, au détour de thématiques diverses, dans des œuvres telles La Chute, Chronos From Norway, Dansez Dancers … Le temps dont personne ne dispose vraiment. Resserrant la notion du temps, celle de la durée, notamment de l’instant, intense, seul pourvoyeur de l’excitation de vivre mais évanescent immédiatement. La conséquence de ce temps fuyant est le vertige. L’homme perd pied, se cherche des balises pour contraindre la chute, inévitable. Cette chute de l’homme est permanente et l’amène à s’efforcer toujours de renaître… La vie est un incessant processus de ruptures, d’instabilité. L’homme vit sans dessus-dessous, impécunieux du moment vécu. Il n’y a pas une telle chose qu’un présent linéaire ; le réel est toujours émietté, fugace, seule la subjectivité redresse l’homme et retisse son lien maille après maille à sa vérité.  Se sachant seul, avide de rassembler tous les reflets de lui-même aussi fuyants que le temps, l’homme se récite des faits de mémoire d’hier à aujourd’hui, il s’enracine dans la simplicité du quotidien, il se rêve dans la grandeur de ce qui le dépasse. Par morceaux redistribués, la vie se renouvelle, se redéfinit, s’équilibre, s’étend, conquiert de nouveaux territoires de représentation.

Sa manière

Sa peinture se situe au carrefour de trois tendances : baroque, figurative et abstraite.
Le baroque s’illustre dans un pêle-mêle de rubans, d’étoffes, de volutes, de théâtralité. A l’intérieur de ce courant, le maniérisme représente un moment particulièrement libre, moderne et sophistiqué. Précurseurs de l’expressionnisme, les maniéristes aiment les figures serpentines exagérément tordues, les formes allongés, ondoyantes, les changements de perspective et d’échelle, les scènes complexes, les emprunts à l’histoire de l’art. Le Greco et l’école de Fontainebleau en sont de beaux exemples.

Thierry Pertuisot est à sa façon un maniériste par l’usage systématique de variations de plans, d’échelle, par la déformation des corps, morcelés, renversés, anamorphosés, par un foisonnement de formes abstraites enlacées qui tout à la fois rapprochent et éloignent de la scène centrale du tableau, enfin par des rappels à l’histoire de l’art. Maniériste, mais aussi semi-abstrait avec des compositions qui organisent autour des éléments figuratifs un jeu de déconstruction par encastrement, superposition de formes et de plans, poussé jusqu’à une impression d’explosion.



Paysage, fleurs et … Chine

Lorsque Thierry Pertuisot rencontre la nature, il retrouve le grand équilibre entre l’homme et le monde. Une force tranquille. La vigne, la mer, les poissons, les oiseaux, les rochers, les fleurs, nous emportent par leur élan et leur lumière ardente dans un temps suspendu où seule la beauté existe.

Tout ce qui est nature chez cet artiste est grandiose. Le format installe sa démesure et le traitement par morceaux répétés, décalés, fait que la nature est son propre miroir, elle se répète elle-même en ses parties égales au tout. Le détail n’y est pas résiduel mais un point d’ancrage pour solidifier et magnifier la vision de l’ensemble.

Fait remarquable, la nature dans son œuvre a deux natures :  occidentale et asiatique. Cet artiste vit plusieurs mois par année à Pékin. Il a aussi été en résidence dans une province chinoise proche de la frontière vietnamienne. L’Asie l’habite et parfois s’impose dans ses oeuvres. Le tableau Les Géométries variables, véritable fresque représentant des cerisiers en fleurs est un extraordinaire point de rencontre entre ces deux cultures. La simplicité y prend un souffle épique.

C’est sans doute dans le traitement des fleurs que le mariage Orient-Occident est le plus original. Les toiles donnent l’impression d’un papier peint découpé dans un grand livre d’inspiration asiatique. Ce sont pourtant souvent des fleurs aux tons crus, exaltées, que tout sépare de l’esprit posé de la peinture « huanniao », « fleurs-oiseaux ». Et pourtant, cette peinture traditionnelle chinoise se distingue par une très forte dimension expressive et dévotionnelle, présente dans les fleurs de notre artiste. La peinture « fleurs-oiseaux » (qui s’étend aussi aux plantes et animaux) transgresse la réalité pour capter l’essence des êtres et des choses. Elle privilégie les vues de près où se perd la grande diversité des fleurs, arbres, oiseaux … Tout se dissout dans le détail, le trait ultime qui concentre toutes les apparences du sujet traité.

N’y a-t-il pas chez Thierry Pertuisot semblable approche philosophique, quand ses fleurs géantes, comme prises sous la loupe, indéterminées, génériques, sans ombre, abondantes de couleurs saturées, creusent au-dedans d’elles-mêmes une abstraction ? L’artiste a créé le type de la fleur architecturale appartenant à la terre et au ciel, tout comme ses vignes nouées aux nuages ou son Territoire Polymorphe.

L’intérêt de Thierry Pertuisot pour l’art asiatique est ancien. On en retrouve l’influence dans un lieu aussi insoupçonnable que le Musée Colette* à la restauration de laquelle l’artiste a participé. Il a conçu un mur d’écriture, voilée, effacée, sorte de palimpseste qui se transforme en image mémorielle du travail de l’écrivain, de tout écrivain. Ailleurs, une envolée de fleurs dispersées sur les murs nous mène à une fleur égarée dans un médaillon. Cette fleur évadée devient la quintessence de la fleur et rejoint la plus pure tradition de la peinture « huanniao ».

D’Occident en Orient, Thierry Pertuisot nous convie à regarder l’homme captif entre terre et ciel. Ce ciel, ordonnateur divin du destin du monde dans la vision cosmogonique chinoise, lieu des origines et de la fin de tout dans notre tradition. D’un univers à l’autre, l’homme enchâssé s’échappe dans une geste poétique. Nul doute que notre artiste désintègre le monde pour mieux en retrouver le sens. Il le refaçonne par un jeu de va et vient du dedans au dehors, ne gardant du superflu que la trace abstraite de sa présence aléatoire.

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BACK TO BACCHANALES  

 Une rencontre improbable

Thierry Pertuisot, adepte des très grands formats, expose à la galerie Victor Sfez, dont la surface de 20 mètres carrés constitue une alcôve donnant sur le « promenoir » fermé et intime de la Place Dauphine.

Pour réussir une telle aventure il fallait non pas plaindre l’exigüité de l’espace disponible mais en faire un atout ; non pas chercher à « pousser » les murs de la galerie, mais au contraire, en accentuer le caractère de « boîte » en couvrant de tableaux murs, sol et plafond. Mettre ainsi le spectateur en contact si étroit avec les oeuvres que le sentiment d’habiter avec elles, de devenir soi-même un élément du décor, entraîne une dilatation vivante du lieu. Pour le critique d’art Bernard Berenson, la réalité sensible et sensuelle du tableau est un attribut de sa valeur. Le lien qui unit le tableau et le spectateur a quelque chose de tactile. Aimer un tableau c’est en sentir l’étreinte … Notre boîte-galerie crée les conditions optimales pour deviner les caresses de la couleur, de la lumière, du mouvement d’autant plus sensibles qu’ils se déclinent sur un thème extravagant et libérateur : les bacchanales. Rien de plus porteur en ce temps de pandémie mondiale.

 Les premières images des bacchanales renvoient au cortège enivré, débridé, extatique, célébrant le dieu Bacchus qui a apporté au monde la vigne, ce baume universel. Pour Thierry Pertuisot, fils et petit-fils de viticulteurs, Bacchus entre dans sa généalogie comme une sorte de père primitif attaché à son devenir personnel. Pour Victor Sfez, Bacchus est une figure dérivée du ressort bondissant qui entraîne toujours plus loin le compagnon des artistes. Ces deux personnalités, chacune associée à sa façon à une forme de démesure, se proposent de rendre la joie à nos vies brimées par un conte philosophique.

« Qui perd la soif meurt de soif »

L’homme ne se réduit pas à ce qu’il sait de lui-même. Des siècles de narration des origines, de spéculations métaphysiques font de lui un être à virtualités latentes. Depuis un temps immémorial, il adresse au monde une demande de sens dont la raison à elle seule ne vient pas à bout. Mythes, contes et légendes sont un ressac de mots et d’images intériorisés, un flux continu de création aboutissant à des modèles inaliénables en lesquels l’homme accède au chaos en lui sans toutefois s’y perdre. Le mythe est une parole fondatrice de l’humanité, la grande « illusion transcendantale » dont parle Kant. Il met en scène un indicible de la psyché humaine que la raison ne saurait énoncer sans en lisser la charge et les enjeux passionnels.

Le mythe de Bacchus, complexe dans ses métamorphoses, est le plus symbolique de la condition humaine. Bacchus (ou Dionysos), est le dernier né du panthéon grec mais le plus important des dieux après Zeus, son père. Il est le seul dieu à avoir une mère humaine, ce qui l’engage auprès des hommes. Entre les rires et les orages des fêtes qu’il conduit, le monde grec de la comédie et de la tragédie se met en place. Du IIIe au VIe siècle, les différentes interprétations de Bacchus en feront un dieu universel. Après le VIe siècle, le mythe sera dévoyé par l’orphisme et, peu à peu, il ne restera plus de Bacchus que l’image d’un petit roi de la vigne. Si le temps semble avoir effacé le Bacchus héroïque, conquérant, hiératique, maître du monde jusqu’aux enfers, l’art et la littérature y reviennent dans un effort constant pour briser la surface des choses. Bacchus personnifie le plus haut savoir quant à la vérité de l’homme qui, de son printemps rieur jusqu’à l’hiver de sa mort, cherche l’ivresse pour affronter la vérité inhumaine de sa finitude et de sa propre fiction.

Un Bacchus entre éblouissement et repli

A l’origine, un bon génie paysan associé au miel et à tous les arbres fruitiers est représenté sous la forme d’un mascaron bariolé de rouge, planté au bout d’un cep ou d’un tronc de lierre. Promené dans les vignes, une cruche de vin enrubannée de feuilles le précède, suivie d’un bouc portant un panier de figues mûres et d’une jeune esclave. Ce proto-Bacchus campagnard, idole des populations pastorales, agrègera autour de lui de plus en plus de fables jusqu’à devenir au fil du temps, Dionysos, fils de Zeus.

Dionysos, dont le nom populaire est Bacchus, a pour père Zeus et pour mère, Sémélé, fille du roi de Thèbes. Au cours de leur union, Sémélé meurt embrasée par les feux de Zeus. Bacchus, inachevé dans le sein de sa mère en flammes, est récupéré par son père qui le coud dans sa cuisse. Pour échapper à la jalousie de Héra (l’épouse de Zeus), le bébé est confié aux nymphes qui l’élèvent dans la grotte de Nysa. Cette première légende entourant la naissance de Bacchus offre l’allégorie simple de la terre fécondée par le soleil et nourrie par la pluie.

L’enfant, sevré du lait des chèvres par du jus de raisin, fait son éducation avec le vieux satyre Silène qui lui apprend l’art et la philosophie du vin. Silène, vieillard joyeux, aux traits lourds, au nez épaté, ventripotent, personnifie toutes les formes de l’ivresse du corps ou de l’esprit, allant de l’abattement des sens à l’élévation du sens. Une croyance veut qu’à l’intérieur des statuettes de silènes, soit dissimulé un dieu olympien en or. Sous une apparence grotesque, Silène renferme la sagesse du monde. Aussi Erasme a-t-il fait de Socrate un silène. Il est la première image forte de l’unification des contraires dont Bacchus est le dépositaire. Figure exubérante de la cour carnavalesque de Bacchus, on le voit tantôt porté par un âne, tantôt titubant, soutenu par des bacchantes. L’image de Bacchus, un dieu pourtant rival d’Apollon, est si attachée à ce père adoptif qu’on lui en donne souvent les traits.

Ce Bacchus au sérail de bouffons enivrés, monte un char tiré par des panthères, porte une toge pourpre et tient un sceptre (thyrse) transformé plus tard par les sorciers du moyen-âge en baguette magique. Car ce dieu maître des grands charivaris est en fait un enchanteur et un guerrier qui use de son sceptre comme d’un javelot ou d’un pampre. Le grand Bacchus, cet homme déifié, illustre les conquêtes de la civilisation hellénique apportant ses lumières aux peuples barbares. Avec une armée de cyclopes, de centaures, de ménades hurlant et chevauchant des léopards et des ours, il remporte de grandes guerres en Egypte, en Arabie, en Inde, en Asie … Répandant la culture universelle du vin.

Ce dieu épique, superbe, androgyne, éternellement jeune, capable de toutes les métamorphoses en bêtes sauvages, connaît les passions de l’homme et des dieux. Bacchus a les siennes propres, liées à la mutilation des ceps, à la pression goutte à goutte du sang des raisins.

Le grec antique lisait les phénomènes visibles du monde comme des combats de dieux et des interventions d’êtres surnaturels. La beauté du jour, le déclin du soleil, la renaissance ou la convalescence de la végétation, tout cela vit à travers des personnifications. Bacchus, plus que tout autre dieu anime les esprits dans l’allégresse de ses processions délirantes mais aussi dans la tristesse de la vigne aux allures tourmentées en hiver, dont les blessures deviennent les membres arrachés de Bacchus.

C’est ainsi qu’une nouvelle légende venue de Crète transfigure le Bacchus rayonnant et triomphant en maître des ténèbres. Celui que l’on appelle alors Bacchus-Zagreus naît de l’union de Zeus et de Perséphone. L’enfant, libre de manier la foudre de son père excite la jalousie des dieux. Les Titans s’emparent de l’enfant, l’égorgent, le déchirent et jettent ses membres dans une marmite bouillonnante, mais le titan Pallas sauve le cœur encore vivant de Bacchus, l’apporte à Zeus qui recrée son enfant. Pour avoir connu la mort, Bacchus sera désormais à jamais attaché à la terre comme tombeau. Tout l’hiver, il rabat les âmes vers les enfers pour abréger leurs souffrances, mais le printemps revenu, il refait surface dans le monde des vivants et reprend le train des jouissances de la vie.

Entrez dans la « boîte »

Aujourd’hui la Galerie Victor Sfez est une déflagration printanière aux tons acidulés brouillonne et bouillonne. Un Bacchus-Silène lance la fête, tenant d’une main un sarment desséché en guise de thyrse, de l’autre, le blida, verre à champagne emblématique de la région de Reims. Tête à l’endroit, tête à l’envers, Bacchus à l’ivresse heureuse entraîne feuilles et raisins dans un mouvement de bascule où se concilient terre et ciel, corps et esprit, folie et sagesse. La réjouissance n’a de cesse de se pousser hors de la toile; elle s’époumone, trinque, effrite le réel. Bacchus n’est bientôt plus qu’une toge pendue au milieu d’un décor. Trois mains viennent rassembler et rééquilibrer le monde emballé dans l’inconstance et le paradoxe. Mais bientôt, Bacchus se démultiplie lui-même, pris dans la dissolution d’ondes concentriques. Les festivités s’adoucissent, le maelström est passé. Le Bacchus frénétique fait place au Bacchus mortifié : un Bacchus au fusain, minéral, étonnamment beau, solennel, compatissant, replié dans les ombres de la mort annoncée. D’une mortalité immortelle, il rejoue sans cesse le destin de l’homme. Etend son action libératrice de la vie à la mort en plongeant dans les entrailles de la terre. Il suit à rebours le chemin de la sève jusqu’au bout des racines sacrées de toutes choses. La fleur délicate de la vigne, la lourde grappe de raisins figés dans un instant presque liturgique, attendront leur prochain printemps.

Baissez les yeux, vous marchez sur un morceau échappé des drapées de la Pieta du musée Saint-Rémi à Reims. Les étoffes se transmuent en sillons de la terre. Une même gravité, un même mystère, une même promesse de renaissance. Levez les yeux et souriez avec ces deux visages d’enfants distribués ici et là dans plusieurs compositions. Ils semblent les héritiers des chérubins de la peinture baroque ou de façon plus lointaine rappellent les spiritelli de la Rome antique, les « esprits du lieu » toujours bénéfiques. Dans notre folklore, ils sont lutins et farfadets. Espiègles, ils participent au jeu des grandes illusions de la vie. Transposés dans le bleu du ciel où les raisins sont devenus des billes de nuages, ils approchent l’immortalité rêvée, cette sortie du temps, hors des cercles de liage engendrés par les dieux, les démons, la condition humaine. Par le vin, l’homme s’extravase, se dégauchit, s’entrelace à la nature, recherche son salut. Corps et esprit exaltés dans un même accord amplifié par l’ivresse, l’homme mord dans sa vérité. Le Panurge de Rabelais achève sa longue quête de la vérité lorsque l’oracle de la dive bouteille l’instruit qu’« en la tant divine liqueur, Bacchus qui fut d’Inde vainqueur, tient toute vérité enclose ».

Ne partez pas sans goûter ces grappes de raisins noirs que des mains expertes cultivent, et vinifient. Rabelais nous le dit « non pas rire, mais boire est le propre de l’homme (…), je dis boire du vin bon et frais ».

















 



* Le Musée Colette est un projet muséographique conçu et réalisé par Hélène Mugot, auquel Thierry Pertuisot a participé dans plusieurs espaces du Musée.