François Bazzoli (printemps 1999)

Au-delà des travaux spécifiques d’artistes tournés vers l’intervention dans le domaine du social, la majeure partie des créations de notre fin de siècle est comme traversée par l’urgence de diversifier ses visions du monde, de façon directe ou de façon métaphorique. Si la citation directe a l’avantage de baliser instantanément le champ des possibles entre monde et monde de l’art, le mode métaphorique est aussi le monde du métissage. Là où l’art perd un peu de son grandiose pour servir de pont entre les genres, les techniques, les images, la réalité et les symboles, le poétique et le trivial, l’allusion directe et son apparence. Pour faciliter le passage, mais aussi pour inventer des paliers de compréhension et d’accoutumance entre représentation allusive et représentation immédiate.

Pour le dictionnaire Larousse illustré de 1984, le paysage se définit comme la « vue d’ensemble d’une région, d’un site ». Pittoresque ou banal, un paysage est avant tout ce qui nous entoure. Qu’il soit l’objet d’une vision picturale, poétique, musicale (« la mer » de Debussy ; « Iberia » d’Albeniz) ou littéraire, il évoque toujours un direct visible matinée de vision artistique. On n’a jamais entendu dire devant un couchant de soleil ou un site enchanteur : « c’est beau comme l’Amazonie », mais plutôt : « c’est beau comme un corot » ou « comme une carte postale ». Et même une histoire du Paysage à prétention scientifique pourrait être légitimement élaborée à partir d’une approche esthétique. Au cours des siècles, le mot a transité entre les arts plastiques et la géographie. Et ce n’est pas un cas unique : qui se doute qu’une notion géographique aussi importante que celle de relief a été empruntée au vocabulaire artistique.

Malgré l’infinité de sens propres et figurés du mot, ce qui attire surtout l’attention sur le paysage est qu’il est autant un  lieu qu’un « lieu de mémoire ». Le paysage est en effet  un objet et un concept infiniment culturel.
On ne voit que ce que l’on reconnaît et un champ à perte de vue  dans la continuité de sa perspective pourra être ressenti comme ennuyeux aussi bien que grandiose.
Compliquant ce qui paraît simple, le paysage  est la rencontre de trois éléments. Le « pays », un espace géographique accepté dans les limites politiques et considéré dans son aspect physique. La « nature », dissociable en deux grands ensembles : l’environnement abiotique (les formes de vie). Ce que les naturalistes appellent écosystème. Le troisième élément, qui fait que le paysage existe en tant que tel est la « vision » que s’en fait l’homme. Car l’homme est le principal agent modificateur du paysage depuis toujours, bien que ce dernier siècle l’ait trouvé particulièrement actif.

Le paysage en tant que genre pictural distinct est né au nord de l’Europe avant de s’acclimater prioritairement dans les mentalités italiennes. Il se partage, aujourd’hui encore, entre clarté lipides et obscurité boréales. Passer de l’un à l’autre comme si il n’y avait que la rue à traverser, crée une élasticité géographique confondante qui prouve bien l’élargissement du champ pictural par l’espace mental. La réalité n’est pas vécue comme un boulet mais comme un coupe-file qui permet toutes les accélérations, toutes les expansions d’une image à l’autre. La précision de la référence (à Rubens, par exemple) et l’exactitude de l’observation (allée forestière, terre calcinée) se voient démultipliées par la permission d’inventer des raccourcis qui sont autant de licences poétiques. Voir n’est pas plus juste ni plus simple qu’imaginer, et les deux se rencontrent pour échapper au banal, au convenu, au déjà vu et au déjà pensé.

Rester dans l’atelier n’a jamais empêché un peintre de réinventer à grands gestes picturaux les territoires de l’art, où se nichent encore une multitude de territoires inviolés (au contraire de notre pauvre géographie physique, parcourue et reparcourue, élaguée, redessinée, simplifiée). Paul Klee avait bien raison d’écrire en 1934 :

« La force du pouvoir créateur ne peut être nommée. Elle reste en fin de compte pleine de mystère. Car ce n’est pas mystère ce qui ne nous touche pas au plus profond de nous-mêmes.
Jusque dans la moindre de nos particules, nous sommes nous-même chargés de cette force. Nous ne pouvons pas donner un nom à son être, mais nous pouvons aller à la rencontre de sa source, aussi loin justement qu’elle puisse se trouver ». (1)

Est-il convenable d’imaginer une géologie de la peinture ? Couche et sous-couche font partie du vocabulaire commun, de même que strates, affleurements et recouvrements. Si quelques expositions à vocation scientifique nous donnent à voir des coupes de matières agrandies, véritables carottages dans la matière de l’œuvre, ce n’est pas l’ordre habituel de la vision esthétique. Dans l’idéal du bien voir, il faudrait que la peau de l’œil rencontre la peau de l’œuvre. Un paysage n’a pas besoin de l’éloignement requis par le paysage extérieur. Bien que largement façonné l’un et l’autre par la main de l’homme, celle du peintre n’est pas anonyme. Elle a laissé suffisamment de traces légères ou insistantes, de gestes nerveux ou coulant, de traînées, de caresses, d’empreintes et de griffures pour que cela finisse par valoir signature. La vraie signature n’est pas dans la présence d’un nom, même illustre, elle est dans la reconnaissance émotionnelle des gestes qui constituent le tableau, qui reconstituent une image. De mille gestes infimes et parfois parcimonieux, naissent des apparences : reflets, feuillages, sillons ou rides, masques ou failles, tout ce qu’il faut pour qu’on se perde entre surface et profondeur.

Sur le terrain, on ne peut observer des affleurements que si le sou-sol rocheux est directement apparent, sans couverture végétale, sans construction ou tout autre matériau surajouté. Il faut bien sur pouvoir distinguer les objets géologiques en place et de ceux, de signification différente, dont la présence actuelle est le résultat de phénomènes récents : éboulis, glissements, lourds blocs chus. Ainsi la stratigraphie est-elle le plus souvent facilitée le long des rivages fluviaux ou marins, qui fournissent des coupes naturelles. La main de l’homme permet aussi de faire apparaître la réalité stratigraphique. C’est la percée des carrières, des tranchées et des talus de chemin de fer, des grands travaux urbains de type Haussmanniens qui ont entraîné le rapide essor de la stratigraphie du Xxeme siècle.

Par une ironie délicieuse, cette frénésie géographique coïncidait avec l’abandon de la touche superposée pour la touche juxtaposée. Corot le stratigraphe laissait la place à Monet le calligraphe.

La peinture que l’on dit morte s’avère encore capable de donner corps aux plus inconcevables difficultés conceptuelles. Privilège des fantômes sans aucun doute, elle sait faire apparaître l’essence de l’art dans le fatras des images, et le peintre, qui est son médium, donne verbe à de très anciennes aspirations qu’il interprète enfin au présent. Un paysage, qui est rencontre de toutes les acceptions langagières, visuelles, culturelles et géographiques, est sans doute aussi la somme de territoires colorés. Combien faut-il en parcourir, de ces étendues, pour enfin rencontrer le paysage en lui-même, fait d’effleurements amoureux ; d’effacements et d’oublis, afin que ressurgisse d’on ne sait où cette sensation unique et presque impalpable, sise entre perception picturale et mémoire végétale ? Au cœur de ce mystère, Thierry Pertuisot, obstinément continue à solliciter surface, matière et profondeur afin que se ramifie de proche en proche sa géographie de la peinture


François Bazzoli (printemps 1999)



(1) Paul  Klee : « Ecrits sur l’Art II : Histoire naturelle infinie », Dessain et Tolra éditeurs, Paris, 1977.